15. Effet de groupe
Abigail était anxieuse. Elle n’avait pas envisagé une seule seconde que, ses agents pourraient perdre toute objectivité dès leur premier contact avec les Survivants. Mais il y avait pire : elle avait trouvé Elliot charmant et avait passé une agréable soirée.
Dès le dimanche matin, elle téléphona à John pour lui faire part de ses inquiétudes. Ce dernier contacta aussitôt la psychologue Miriam Longford et la supplia de rencontrer une nouvelle fois les membres de l’équipe. La jeune femme, qui avait prévu de recevoir sa famille pour un déjeuner dominical, accepta pourvu qu’Abigail et ses agents se déplacent jusqu’à sa maison située près du campus de l’université, de l’autre côté de la ville.
Dès leur descente de la voiture, ils furent accueillis par un setter irlandais exubérant. Les innombrables nièces et neveux de Miriam Longford couraient en tous sens dans le jardin ou chahutaient dans la piscine. Par souci de discrétion, la psychologue conduisit les membres de l’équipe jusqu’à une baraque de jardin où régnait une chaleur étouffante et les invita à s’asseoir dans des chaises de camping.
Abigail décrivit en détail les événements qui s’étaient déroulés au cours des dernières quarante-huit heures : le coup de sang de Lauren, sa rencontre avec Mary et la soirée passée en compagnie des Survivants.
— Tout d’abord, dit Miriam, je tiens à vous rassurer. Hier soir, les Survivants vous ont noyé sous un flot d’attentions positives. Cette expérience était bénéfique, car vous savez désormais ce qui vous attend si vous baissez votre garde. Vous avez été victimes d’un effet d’entraînement. L’un de vous a-t-il entendu parler de l’expérience de l’ascenseur ?
Les quatre membres de l’équipe secouèrent la tête.
— En règle générale, une personne qui emprunte un ascenseur se tient toujours face à la porte. Mais savez-vous ce qui se passe si un individu entre dans une cabine et découvre tous les autres passagers tournés vers la paroi opposée ?
— Oh, maintenant que vous le dites, j’ai entendu parler de cette démonstration, dit Abigail. Dans ce cas de figure, le nouveau venu adopte la même position que les autres.
— Exactement. Cela démontre que chacun de nous pense jouir de son libre arbitre, alors qu’il calque instinctivement son comportement sur celui des personnes qui l’entourent.
— Ça, c’est comme pour les marques à la mode, au collège, fit remarquer Lauren.
— C’est un excellent exemple, dit Miriam. On peut aussi citer le phénomène d’entraînement collectif qui pousse les adolescents à fumer. J’ai eu l’occasion de visiter la salle de la communauté où se déroulent les soirées du samedi soir. Vous vous souvenez de la banderole suspendue au mur ?
— « Bienvenue dans l’océan d’amour », dit James.
— Oui, celle-là. Je crains que Lauren et toi n’ayez accidentellement trempé un orteil dans cet océan. J’imagine que les Survivants ont déjà programmé votre prochaine visite ?
— Oui, on y retourne dès mercredi, confirma Abigail.
— J’en étais sûre. Ça leur permet de préparer un comité d’accueil. Dès votre arrivée, chacun de vous sera accueilli par le Survivant avec lequel il s’est senti le plus proche, lors de la soirée d’hier. Vous serez conduits à l’intérieur de la communauté, séparés les uns des autres et traités de façon extrêmement chaleureuse. Vous pratiquerez diverses activités sportives dont le but est de vous épuiser physiquement, mais vous serez constamment complimentés et cajolés de façon à établir un état de bien-être émotionnel.
— Hier, on nous a interdit de prononcer des paroles négatives, dit James.
— Cela fait partie d’une technique appelée inhibition de la pensée. À long terme, si vous évacuez de votre esprit toute pensée dérangeante, vous finirez inévitablement par vous sentir totalement épanouis. De même, si vous évoluez dans un groupe où toute pensée négative est bannie, vous ressentirez de la culpabilité et adopterez le mode de réflexion de ceux qui vous entourent. En ajoutant à ça les caresses, les contacts affectueux et les embrassades, vous terminerez vidés, heureux et totalement désinhibés. Finalement, c’est une sorte de technique de vente sophistiquée, et j’imagine qu’on pourrait tout aussi bien s’en servir pour vendre des voitures d’occasion.
— Tout ça paraît clair, quand vous en parlez comme ça, dit James, mais sur le moment, je n’ai rien vu venir.
— C’est normal. Les gens pensent généralement que pratiquer le lavage de cerveau ou le contrôle mental consiste à enfermer un individu dans une pièce sans fenêtre, puis à lui placer un revolver sur la tempe ou le forcer à regarder un écran de télé en lui maintenant les paupières ouvertes. En vérité, de telles méthodes ne font que provoquer la peur et le ressentiment chez la victime. Les techniques utilisées par les sectes sont infiniment plus subtiles et plus efficaces.
Les explications de la psychologue ne semblaient pas avoir apaisé les inquiétudes d’Abigail.
— Mais est-il raisonnable de demander à des enfants d’infiltrer un tel environnement ? James et Lauren ont lu des centaines de pages concernant les méthodes de manipulation des Survivants, ils se sont entretenus avec vous à leur arrivée à Brisbane, mais ça ne les a pas empêchés de sortir du centre transformés en zombies souriants.
Miriam, les sourcils froncés, s’accorda quelques secondes de réflexion.
— L’expérience montre que toutes les personnes qui comprennent ces techniques cessent d’y être réceptives.
— Mais on les comprend, fit observer James.
— Non, dit Miriam. Tu as lu des livres et tu m’as écoutée, mais tu n’as pas intégré ces connaissances. Tu es entré dans la communauté sans te méfier et tu t’es laissé séduire par des filles qui te couvraient de compliments.
James baissa humblement les yeux et fixa la pointe de ses Nike.
— On est désolés, bredouilla Lauren. On n’avait pas l’intention de tout foutre en l’air.
— Ne dis pas de bêtises, voyons. Des gens plus mûrs et plus expérimentés que toi se sont crus à l’abri de l’emprise des sectes. L’important, c’est que vous tiriez une leçon de votre mésaventure. Immergez-vous lentement dans la vie des Survivants et ne cessez jamais de vous interroger sur les motivations réelles des actes et des propos des adeptes que vous côtoyez. Passez me voir à l’université, demain, après les cours. Je vous montrerai quelques trucs qui vous rendront invulnérables.
***
Le lundi, Abigail reçut un appel téléphonique d’Elliot. Elle lui parla de ses supposés problèmes de couple pendant plus d’une heure.
Le mardi, elle le rappela pour lui confirmer qu’elle participerait à la réunion de groupe du lendemain, et qu’elle se présenterait accompagnée de ses trois enfants.
Le mercredi soir, la jeune femme et les agents furent accueillis par Elliot, Mary, Ève et une jeune fille prénommée Natasha avec laquelle Lauren s’était liée d’amitié lors de la soirée du samedi.
Ève prit James dans ses bras et l’embrassa chaleureusement. Cette fois, il garda à l’esprit que cette attitude n’était qu’une manœuvre pour l’encourager à rejoindre le culte.
Les membres de l’équipe, serrés de près par leur chaperon respectif, furent aussitôt séparés. Constatant que la salle commune était occupée par un groupe de femmes qui participaient à une séance d’expression corporelle, Ève conduisit James jusqu’à une bijouterie reconvertie en lieu de détente, où une vingtaine d’adolescents se prélassaient sur des poufs et des blocs de mousse. Un écran de télévision diffusait un documentaire sur la construction de la seconde Arche, dans le Nevada.
— Vous avez même votre propre chaîne de télé ? s’étonna James.
— Oui, répondit sa camarade, des films, des talk-shows, des documentaires et des magazines d’info produits par les Survivants. De nouveaux DVD arrivent chaque semaine.
— Ça n’a pas l’air génial. On peut changer de chaîne ?
— C’est hors de question, protesta la jeune fille, profondément offensée. Nous ne laissons pas les démons nous abreuver de leurs pensées négatives. De toute façon, la télé s’éteindra dans moins d’un quart d’heure, à l’heure de l’office.
Les jeunes adeptes adressèrent à James des sourires radieux et d’interminables poignées de main. Il se laissa tomber dans un amoncellement de coussins.
Quelques minutes plus tard, une femme d’une quarantaine d’années vêtue d’une robe blanche fit son apparition dans la pièce.
— Je m’appelle Lydia, James, lança-t-elle avant de prendre place sur un tabouret. Je te souhaite la bienvenue parmi nous.
Les adolescents applaudirent à tout rompre. Aux yeux de James, cet enthousiasme était extrêmement suspect. C’était comme si ces gens n’avaient vécu jusqu’alors que dans l’attente de le rencontrer.
Lydia le regarda droit dans les yeux, le visage éclairé d’un sourire épanoui.
— Alors, James, t’es-tu bien amusé la dernière fois que tu es venu nous voir ?
— Ouais, c’était cool.
— Tu as eu le temps de visiter l’exposition, au rez-de-chaussée ? As-tu vu le film concernant notre action en faveur de l’environnement et des pauvres du monde entier ?
Il hocha la tête.
— Seulement, murmura la femme, quelqu’un m’a dit que tu ne croyais pas en Dieu.
James n’en croyait pas ses oreilles. Il ne s’était pas imaginé une seule seconde que Ruth irait rapporter un propos aussi anodin. Il se repassa mentalement le film de la soirée du samedi en se demandant quelle autre information elle avait pu divulguer.
— Eh bien… hésita-t-il.
— Ce n’est pas grave, sourit Lydia. Qui sait ? Peut-être un jour changeras-tu d’avis. Tout ce que nous pouvons dire à ton sujet, c’est que tu es une personne sensible et attentionnée. Nous savons que tu as déménagé récemment et que tu n’as pas encore eu le temps de te faire des amis. C’est une chance que tu nous aies rencontrés, tu ne trouves pas ?
— Oui, tout le monde a été très gentil avec moi.
James n’en pensait pas un mot. Il était parfaitement conscient que Lydia essayait de le manipuler. À dire vrai, l’attitude de la femme lui donnait froid dans le dos. S’il n’avait pas été un agent infiltré informé des techniques de contrôle qu’elle mettait en œuvre, il aurait plongé dans le piège tendu par la secte, et cette idée était profondément dérangeante.
— Je ne sais pas ce que vous en pensez, dit-elle en se tournant vers les adolescents présents dans la pièce, mais je crois que James a tout pour devenir un ange.
— Oui ! s’exclamèrent les jeunes adeptes, avant de pousser des cris de joie et de frapper frénétiquement dans leurs mains.
Craignant d’être gagné par l’euphorie générale, James mit en œuvre l’une des techniques enseignées par Miriam afin de bloquer toute sensation positive : penser à quelque chose de répugnant. Il visualisa un sandwich à la mayonnaise et au fromage rance, souvenir d’une mission accomplie en Arizona dix mois plus tôt. Cette simple pensée suffit à le faire hoqueter de dégoût.
— James, voudrais-tu en savoir davantage sur nos actions en faveur de l’environnement ? demanda Lydia. Nous aimerions beaucoup que tu apprennes à nous connaître et deviennes plus proche de nous. Nous ne voulons pas te forcer la main, bien entendu, mais nous souhaitons t’offrir ceci en gage de notre amitié.
Lydia tira d’une bourse accrochée à sa hanche une simple lanière de cuir.
— James Prince, acceptes-tu ce collier, symbole de notre affection ?
— Oui, dit James en faisant tout son possible pour paraître ému et flatté.
Il se mit à genoux. Lydia passa le collier autour de son cou puis, d’un signe, l’invita à se redresser. Elle le prit dans ses bras et l’embrassa. Les fidèles, applaudissant à tout rompre, se levèrent à leur tour, puis lui donnèrent un à un l’accolade.
Chacun d’eux lui murmura la même phrase à l’oreille :
— Bienvenue dans l’océan d’amour.
Le rituel achevé, James fut entouré de garçons et de filles au visage extatique qui ne parlaient que de fêtes, de cérémonies et d’opérations à but caritatif.
Puis, l’ambiance étant retombée et les adeptes ayant quitté la salle, James se retrouva seul en compagnie d’Ève.
— C’était fantastique, n’est-ce pas ? s’exclama-t-elle. Je suis tellement contente que tu aies accepté le collier. Ce n’est qu’un premier pas, mais je suis certaine que tu seras bientôt un ange.
— Je ne sais pas. Je reconnais que vous êtes tous sympas… Ne le prends pas mal, mais je vous trouve quand même très bizarres.
Ève ignora délibérément la remarque.
— Je m’occupe de personnes âgées tous les jours, après les cours. Ça te dirait de m’accompagner ?
— Pour quoi faire ?
Ève pencha la tête et le gratifia d’un énième sourire forcé.
— Tu n’es pas obligé de venir, mais j’aimerais beaucoup te faire découvrir ce que nous faisons pour rendre le monde meilleur.